Dans la nature chatoyante, une minuscule créature tombe du ciel. Pas plus grosse qu’un insecte, avec ses souliers à pompons et ses petites ailes sur la tête, elle pourrait être adorable. Mais son air courroucé et ses premiers mots (« Aïe, ouille, ouille, crotte! ») nous détrompent tout de suite. Nous avons affaire à la bien nommée Capricieuse, une petite peste autoritaire. Et en plus, en tombant, elle s’est blessée. La voilà qui pleurniche, qui fulmine tant et plus, laissant perplexe tous les animaux de la forêt.
Comment calmer la furie de cette tempétueuse protagoniste?
Puisque sa cheville blessée l’empêche de se déplacer, elle fait appel à la paisible tortue pour lui servir de destrier.
Le flegme de la monture de fortune, son rythme, immuablement lent, incite Capricieuse à la contemplation. Et la magie du lieu opère.
C’est vrai que c’est beau! Les grandes images de Lucile Placin, à l’échelle de la petite créature, sont délicates, poétiques et enchanteresses. Comme notre petite héroïne, on laisse volontiers nos yeux s’attarder sur chaque image, le petit monde de la forêt nous enchante.
Une bien agréable façon d’arrêter un peu le temps et de s’adonner à l’art de la contemplation.
Le premier frère de Mimi Quichon, Anaïs Vaugelade, l’école des loisirs
Tout le monde sait que dans la famille Quichon, il y a 73 enfants. C’est comme ça depuis le premier tome de sa série. Ça semble être comme ça depuis toujours et pour toujours, là est la magie des livres pour enfants, certaines choses y sont immuables.
Mais en vrai, il n’en a pas toujours été ainsi. Au début, Mimi était le seul enfant de la famille. Enfin, lui, et son frère imaginaire.
Le frère imaginaire, c’est l’allié par nature de l’enfant. Ben oui, si on s’invente un frangin, ce n’est pas pour qu’il nous casse les pieds, c’est plutôt pour qu’il nous facilite la vie.
Mimi Quichon convoque donc l’image de son grand frère pour échapper à certaines contraintes: « Mon frère, il ne boit jamais son lait, mais ses os sont durs quand-même » ou « Mon frère ne met pas son manteau, et il n’a jamais froid ».
Papa et maman Quichon, tout centrés qu’ils sont sur cet enfant unique, l’interrogent pour en savoir plus. Et Mimi répond avec précision à toutes les questions. Il semble savoir exactement qui est son frère et comment il vit.
Au point que ses parents décident d’appeler le Bureau International des Adoptions pour découvrir si cet enfant existe vraiment.
Et c’est le cas! Sans aucun doute, cet enfant fait déjà partie de la famille, voilà donc papa, maman et Mimi Quichon en route pour l’orphelinat lointain et c’est comme ça qu’ils vont rencontrer le premier frère de Mimi Quichon.
Comme toujours avec Anaïs Vaugelade, le thème, ici l’adoption, est traité avec un petit décalage qui en fait tout l’intérêt. C’est une histoire, qui n’a pas vocation à être universelle, mais qui peut faire échos aux histoires, toutes singulières aussi, qu’ont vécu les petits lecteurs.
Les aventures de la famille Quichon sont toujours un concentré d’humour, d’intelligence et de finesse.
Et puis, il y a ces petits plus dans l’image qui ajoutent de la saveur à l’histoire. Maman Quichon qui shoote dans le ballon, papa Quichon qui tient le ballon de son fils contre lui, comme un doudou, alors qu’il appelle le Bureau des Adoptions. Et l’épilogue, sur la quatrièmement de couverture, où Maman Quichon ajoute une rallonge à la table familiale, on devine qu’il en faudra encore beaucoup d’autre pour faire la accueillir71 enfants à venir qui, tous, trouveront naturellement leur place dans la famille.
Thomas est un petit garçon qui n’aime pas tellement jouer au ballon. Ce qu’il aime, c’est discuter avec l’araignée ou regarder de belles choses. Il aime aussi porter un grand chapeau, tellement pratique pour s’abriter du soleil ou de la pluie. Et la jupe qui tourne. C’est bien, ça, une jupe qui tourne, et en plus ça peut aussi faire parachute quand on saute du rocher.
Thomas aimerait bien avoir des copains, autre que la chatte (très occupée avec ses deux chatons) ou l’araignée (occupée aussi avec sa toile à tisser).
Mais voilà, les autres garçons se moquent de lui, à cause de la jupe et peut-être aussi parce qu’il n’aime pas le ballon.
Jusqu’à ce qu’arrive Sophie.
La force de cet album c’est de n’être pas moralisateur (c’est pas tellement le genre de Francesco Pittau de donner des leçons de morales aux gamins) tout en ouvrant le champ des possibles. Thomas, tout vêtu d’une jupe qu’il est, saura faire preuve d’un certain courage alors que les trois mouflets qui lui cherchaient noises se montrent finalement assez couards. Le trait est simple et tendre, le texte n’est pas bavard.
Un album qui fait penser à la série Anton, d’Ole Konnecke, dans laquelle on voit également évoluer une bande d’enfants qui tissent leurs relations et expérimentent l’amitié, la rivalité, le conflit.
Tout le monde le sait, nul ne peut l’ignorer, aujourd’hui un tigre, un vrai, s’est échappé!
La ville tremble à l’idée de se faire dévorer, nul n’est à l’abri, nulle part.
Bon, à bien y regarder, l’ado scotché sur son smartphone n’a pas l’air de se sentir spécialement concerné. Mais les autres, tous les autres, sont sur le qui-vive, et si la bête affamée attaquait?
Autant vous le dire tout de suite, je ne sais pas résister aux images de François Soutif. Je trouve chez lui un humour graphique terriblement efficace. Il emprunte aux codes de la bande dessinée, du dessin de presse, des dessins animés et il raconte en quelques traits des histoires pleines de nuances. Souvent d’ailleurs, il se passe très bien de texte (comme dans l’album Hou là là, que je ne saurais trop vous conseiller).
La chute est racontée quasi exclusivement par la dernière image, qui d’ailleurs expose à elle seule tout un tas de petites histoires.
Francisco, Perceval Barrier, l’école des loisirs, 12€20
Ne cherchez pas à sympathiser avec Francisco le chat sauvage, c’est peine perdue. Il n’en a pas envie. Hé, ho, c’est pas pour rien qu’il s’est installé dans le désert, faudrait voir à pas trop s’attarder.
D’ailleurs, la plupart des clients de sa station service jouent parfaitement le jeu, ils prennent de l’essence et s’éloignent, c’est comme ça que ça doit fonctionner.
Mais après avoir fait le plein, madame Lapin ne parvient pas à redémarrer. Elle est dépitée, comme sa marmaille à l’arrière d’ailleurs.
Francisco s’impatiente, sans même la regarder il lui lance « C’est le moteur, il est trop chaud ».
Vous la voyez venir l’histoire du solitaire bourru qui va finir par se prendre de sympathie pour la mère de famille esseulée?
Vous avez raison, rien de très nouveau sous le soleil.
Mais j’attire votre attention sur le fait, d’une part, que si vous avez l’impression d’avoir déjà lu cette histoire, ce ne sera pas le cas pour les enfants à qui vous allez la lire. D’autre part sur le talent avec le quel elle est racontée ici.
La bouille très expressive du chat courroucé, la mise en page proche de la bande dessinée, le texte ciselé, tout fonctionne à merveille.
Sans compter les petites excentricités et jolies surprises, comme la maison secrète du chat, mise en valeur par un plan de coupe assez original, ou la bande de loubards du désert.
Bref, un album des plus sympathiques qui est très souvent choisi par les enfants et que je lis et relis avec le même plaisir. Et ça, croyez moi, c’est la preuve qu’un album est réussi, parce que dans mon boulot je suis parfois amenée à lire des dizaines de fois le même livre alors il vaut mieux être sélectif!
Encore un peu petite, Mari Kasai, Chiari Okada, Nobi nobi !
C’est long de grandir, ça se fait tout doucement, trop doucement parfois. Il faut attendre d’être grande pour sortir le chien toute seule, pour porter la robe rouge offerte par grand-mère, si jolie mais trop grande. La fillette le sait, plus tard, elle pourra faire toutes ces choses. Plus tard, mais pas tout de suite. Elle est encore un peu petite.
Et puis quand on est petit, c’est difficile aussi de prêter ses jouets.
Mais quand il s’agit de se réconcilier avec sa copine, là, ça ne peut pas attendre, il faut le faire immédiatement.
Un très joli album dans lequel les scènes de la vie quotidienne soutiennent le propos.
La petite héroïne est à la fois consciente de ses limites et de son potentiel, elle a une belle confiance en l’avenir.
Les crayonnés réalistes et emprunts d’une grande douceur de l’illustratrice accompagnent parfaitement le texte.
La recette de Sacha Quichon, Anaïs Vaugelade, éditions école des loisirs
C’est le retour de la famille Quichon, cette grande et belle famille qui compte 75 membres, la maman, le papa et les 73 enfants. Rien que ça.
On se rend pas compte comme ça, mais 73 enfants, c’est beaucoup (en fait, si, on se rend compte, mais on n’imagine pas vraiment).
Pour bien en prendre la mesure, imaginons un moment de la vie quotidienne, la préparation du repas par exemple.
Aujourd’hui, maman et papa Quichon n’ont pas envie de cuisiner. Ne les jugez pas, ça arrive à tout le monde. En plus, ce n’est pas un problème, vu qu’il y a 73 autres membres dans la famille, l’un d’eux va se charger du repas.
On tire à la courte paille (il faut beaucoup de pailles) et c’est Sacha qui est désigné. Aussitôt la recette choisie (lasagnes du soleil) il faut se mettre aux multiplications. Passer d’une recette pour quatre à une pour 75, ça demande de bien connaitre ses tables. Puis en route pour le supermarché, forcément, les 4687,5 grammes de farines ne sont pas stockés dans la cuisine familiale. (Par contre, on y trouve plein de fours, ouf)
J’aime beaucoup la famille Quichon, parce qu’ils offrent une vision très apaisée de la vie familiale. Certes, il arrive que maman Quichon se fâche, que Papa Quichon ait une toute petite pincée de regrets, certes les enfants ont leurs petits tracas. Mais l’ambiance générale est toujours sereine et joyeuse. Ici, le contraste entre la démesure de la famille et l’harmonie qui y règne est franchement réjouissante. Après tout, si les Quichons s’en sortent, nous aussi on peut survivre aux aléas de la vie familiale !
Très heureuse de lire enfin de nouvelles aventures de cette famille hors du commun, dans un nouveau format (légèrement plus grand que les premiers opus). Deux albums viennent de sortir, trois autres sont en préparation, et tous sont de belles réussites.
Un renard, un livre à compter haletant, Kate Read, Kaléidoscope
Un renard affamé est à l’affût.
Avec ses deux yeux rusés, il guette trois poules dodues…
Si le texte se présente comme celui d’un habituel livre à compter, l’image, elle, est narrative. L’histoire se tisse, grâce à des illustrations très faciles à interpréter. Un renard prédateur, des poules qui font figure de victimes toute désignées mais aussi une chute inattendue avec un beau retournement de situation.
Si elle n’est pas totalement inédite, cette hybridité entre histoire et livre à compter fonctionne rarement aussi bien qu’ici. Le rythme s’impose à celui qui fait la lecture à voix haute, ça passe presque trop vite, on en redemande!
Les images, qui présentent un certain cousinage avec l’univers graphique d’Eric Carle (collage de papiers peints) sont très maîtrisées. Plans rapprochés, hors champ, pleine pages saturées de couleurs ou fond blanc qui met en valeur le pelage roux du renard servent le récit. Un renard, un livre à compter haletant est rapidement devenu un de mes albums phares dans mes formations.
13824 jeux de couleurs de formes et de mots, Patrick Raynaud, MeMo, 25€
Dans ce pêle-mêle à la Queneau, l’enfant combine les morceaux de texte sur la page de gauche et les formes sur celle de droite.
Côté texte, des poèmes se forment, en calligrammes. En vis-à-vis, une forme ovale qui se pare de couleurs différentes à chaque volet tourné.
Des deux côtés, le blanc de la page structure la lecture et l’image.
Au fil des pages, des propositions drôles, absurdes, crédibles ou pas du tout se succèdent. Les possibilités sont multiples, les enfants tournent les volets dans un sens, puis dans l’autre, s’arrêtent quand un des poèmes leur semble faire sens.
A chaque fois, le volet du haut donne le sujet de la phrase avec toujours la mention d’une couleur. Le volet central, le verbe, consiste toujours en une transformation. Puis le dernier volet nous dit ce qu’est devenu le sujet.
« Une feuille d’arbre verte
qui attrape une mauvaise jaunisse
devient poivre-et-sel »
Ah oui? Pourquoi pas. Quand je le lis aux enfants, ils s’interrogent, démentent, s’amusent. Fort heureusement, les images sur la page d’en face n’illustrent pas le propos. Elles l’accompagnent et semblent plutôt avoir pour fonction de susciter la curiosité. Ainsi en face de « Un bon café noir » on voit un arc de cercle orange. Libre à l’enfant de faire le lien ou pas.
Voilà plusieurs semaines que je travaille avec cet album et j’ai deux petits regrets à son égard.
D’abord la couverture, peu attractive pour les enfants (en gros, ils choisissent ce livre uniquement si je le pose ouvert). Et la reliure en spirale, qui s’impose par la forme en méli-mélo mais qui, comme toujours, a bien du mal à survivre aux multiples manipulations. Hors, je trouve qu’il est vraiment important de laisser les enfants tourner eux-mêmes les volets, pour qu’ils soient les créateurs de chaque poème et de chaque image.
Article paru dans la revue Le furet petite enfance, écrit avec ma collègue Céline Touchard, paru en juin 2019.
Du féminisme et de la légèreté avec Agnès Rosenstiehl
Les éditions militantes de La ville brûle ont récemment réédité 2 titres iconiques de la créatrice de Mimi Cracra, Agnès Rosenstiehl : Les filles et La naissance.
Parus initialement dans les années 70, par les non moins militantes éditions Des femmes, les deux albums ont connu un succès auprès de plusieurs générations d’enfants. Les éditions Autrement ont d’ailleurs réédité La naissance au cours des années 2000.
Si ces livres nous intéressent aujourd’hui, c’est pour leur thématique principale : qu’est-ce qu’être une fille ? Et un garçon ? Car le premier pas vers l’égalité (des droits, des chances, des sexes…) est bien évidement la meilleure connaissance de soi et des autres.
Nous trouvons dans ces albums la même petite fille, fantasque et pleine de ressources, qui questionne son environnement avec autant de légèreté que de pertinence. Dans Les filles, elle interpelle un garçon et, après avoir comparé leurs différences biologiques, part dans un monologue hilarant dans lequel elle projette tout ce qu’elle fera quand elle sera grande : Architecte, mère et chef d’orchestre le soir. Elle envisage avec gaîté son avenir de fillette, puis de femme libre de ses choix et consciente de ses désirs. Certaines situations jouent de l’antonymie entre émancipation et domesticité du féminin. Cela peut donner lieu, avec les enfants, à de grandes discussions et de grosses rigolades !
Dans La naissance, un petit garçon annonce à sa copine qu’il va bientôt être grand frère. Les deux enfants discutent tour à tour ensemble, puis avec leurs parents respectifs, des « choses de la vie ». Il est question de sexualité, mais aussi d’amour, de complicité, de frivolité. La fraicheur et la simplicité du dessin se retrouvent dans le texte, entièrement dialogué, dans le quel les enfants obtiennent des réponses à la fois justes et adaptées à leur âge. La nudité y est montrée naturellement, sereinement.
Agnès Rosenstiehl montre dans ces deux albums des personnages complémentaires, différents mais surtout égaux. Chacun peut exprimer ses désirs et entendre ceux de l’autre, chacun est libre de bâtir son avenir, son éventuelle parentalité future.
Si la notion d’égalité entre le garçon et la fille, comme entre le père et la mère, n’y est pas explicitée, elle est prégnante et se ressent grâce à l’équité de l’espace qu’ils prennent l’un et l’autre dans les albums, par la symétrie de leur relation, l’équilibre entre leurs paroles.
A noter également, la sortie en simultanée de l’excellent De la coiffure, où la fillette se pare de coiffes imaginaires extravagantes pour se consoler d’une coupe de cheveux un peu décevante. Le sujet, moins futile qu’il n’y parait, est encore le point de départ d’une célébration gourmande de la créativité enfantine. Un bonheur à lire et à regarder, ensemble évidemment.
Chloé Séguret et Céline Touchard
Lectrices-formatrices pour L.I.R.E (le Livre pour l’Insertion et le Refus de l’Exclusion).
Les filles, La naissance, De la coiffure, Agnès Rosenstiehl, Les éditions de La ville brule.