Je t’aimerai toujours, Robert Musch, Camille Jourdy, éditions des éléphants, 13€50, 2020
Une mère berce tendrement son bébé, au rythme d’une petite comptine. Enveloppante, protectrice, elle l’assure de son amour inconditionnel.
L’enfant grandit, grandit, grandit encore. Et il semble mettre l’amour maternel à l’épreuve. Il fait des bêtises, n’écoute rien, n’obéit pas. Dans la journée maman s’énerve, se plaint qu’il la rendra folle et envisage de le vendre au zoo. Mais la nuit, quand il dort, elle revient sans cesse lui chanter la petite berceuse qui affirme son amour, toujours là, intact.
Et l’enfant, toujours, grandit. Ado accompagné de sa bande de potes ou jeune adulte quittant la maison, il fait sa vie. Et la mère garde son habitude d’aller, de temps en temps, le bercer dans la nuit. Oui ,oui, même quand il a quitté la maison, elle prend sa voiture et s’introduit chez lui!
L’amour maternel surmonte tout vous dit-on, même les distances!
Il y a beaucoup de justesse dans le propos, de douceur bien sûr mais aussi une dose d’humour bienvenue. Elle évite qu’il n’y ait trop de guimauve là dedans.
Cet album est une réédition d’un texte d’abord illustré par Sheila Mcgraw, un classique au Canada.
Le travail de Camille Jourdy pour réinterpréter cette histoire est une belle réussite. C’est délicat, plein de tendresse, très gracieux.
C’est toujours intéressant de constater à quel point l’image contribue à donner son sens à l’histoire, sa saveur. Alors que la première édition mettait en avant l’humour et entre l’amour maternel et les difficultés du quotidien (avec une image de couverture centrée sur les bêtises de l’enfant), celle ci est vraiment axée sur l’affection de la mère pour son enfant.
Chaque version me semble très ancré dans son époque.
Dans sa version actuelle, Je t’aimerai toujours est un cadeau de naissance idéal, c’est aussi un album qu’on peut lire facilement à des bébés (la répétition de la comptine accrochera leur attention) et qui va être apprécié aussi par les plus grands.
Sa lecture en appelle d’autres, la répétition de la berceuse évoque le très beau Sur les genoux de maman (où l’on se balance aussi d’avant en arrière), la thématique de l’amour parental fait penser à L’arbre généreux. Tout deux sont également de grands classiques.
Un fruit rouge, Yi Gee Eun, Rue du Monde, 2019 16€50
Un ourson affamé et plutôt téméraire, reçoit un fruit rouge sur la tête, alors qu’il est au pied d’un arbre.
Aussitôt, en quête d’un autre fuit, il grimpe au tronc. L’ascension est difficile, l’arbre gigantesque, au point qu’il est toujours en partie hors champ, trop grand pour déployer toute sa hauteur dans les pages de l’album.
Et puis, ah, là, quelque chose de rouge se détache nettement entre les branches. Hop, notre ourson grimpe encore un peu pour l’attraper, mais ce n’est pas un fruit, seulement une chenille.
Il continue sa montée, motivé régulièrement par l’apparition de la couleur rouge, mais ce n’est jamais le fruit tant espéré.
Et arrivé en haut, aïe aïe aïe, sa gourmandise le pousse à une nouvelle maladresse.
Heureusement, une maman ours n’est jamais très éloignée de son petit ourson et et le gourmand finira le ventre plein… Et toujours aussi curieux.
Ce sont d’abord les très jolies images en noir et blanc qui m’ont attirée, avec cette couleur rouge qui ressort si bien. Au fil des lectures, j’apprécie aussi la confiance tranquille d’ourson dans sa capacité d’aller de l’avant.
Sa gourmandise et sa curiosité le poussent à découvrir le monde parce qu’il se sait en sécurité.
Un joli message à transmettre aux enfants.
C’est un premier album très prometteur, j’ai hâte de découvrir les prochaines productions de cette nouvelle autrice.
Dans cette galerie de portraits, entre poème et dialogue, les mères sont sublimées. Elles sont uniques et universelles. Venues des quatre coins du monde et de différentes époques, elles sont pourtant intimement liées par la maternité, ce petit miracle tellement étonnant et tellement banal à la fois.
Sur les pages de droite, une aquarelle en pleine page. Les personnages sont très tendrement observés, leurs émotions croquées avec une grande finesse.
En vis à vis, le texte ciselé, d’une grande simplicité et qui toujours nous touche en plein cœur.
Comme un trait d’union entre les deux, une petite esquisse au trait noir complète ou parfois vient contredire le texte.
Si la couverture est absolument magnifique et attire l’œil immédiatement, on peut en dire autant de chaque image intérieure. Quentin Gréban allie une grande adresse et une infinie sensibilité.
La multiplication des situations permet à chacun de nous de trouver une page qui résonne avec sa propre histoire. Mais c’est aussi une véritable expérience d’altérité et on ne peut que ressentir une forte empathie avec toutes les mamans représentées.
Et puis, il faut bien le mentionner parce que c’est important, le livre ne fait pas l’économie des histoires douloureuses, il aborde notamment l’impensable, la mère endeuillée qui pleure enfant et qui pourtant sera toujours maman. Mais aussi la mère épuisée, la maman abandonnée, celle qui gronde son enfant. La vie, quoi.
Je travaille avec cet album depuis plusieurs mois, je l’ai avec moi dans mes séances de lecture en salle d’attente de PMI, il est très souvent exploré par les parents. Les enfants apprécient aussi de s’en faire lire quelque passages ou d’en regarder les images (j’ai essentiellement affaire à des enfants de moins de 3 ans alors la lecture de tout l’album n’est pas vraiment adaptée).
Il est une formidable passerelle pour les adultes qui pensent que les livres pour enfant ne sont pas intéressants pour eux. Ils découvrent alors qu’ils peuvent prendre un grand plaisir et être très touchés par un album qu’ils pourront également partager avec leurs enfants.
Un père m’a dit une fois “ah, je vais essayer de le trouver, ça sera sympa, une page par soir, ça changera de T’choupi”.
Tu m’étonnes!
Ses lectures du soir avec son enfant vont en être révolutionnées, j’espère que ça l’incitera à explorer plus avant la richesse de la littérature jeunesse.
A noter: Les auteurs viennent de sortir un nouvel album dans le même grand format, cette fois consacré aux amoureux, il sera chroniqué ici très prochainement.
Une fillette interpelle sa mère: “Maman!”. Sa mère lui répond simplement “oui”. Ce court dialogue se répète au fil des pages, prenant un sens différent en fonction des images qui l’accompagnent.
Petit à petit, une histoire se tisse, ce qui semblait être une succession de tableaux est en fait le récit d’une journée.
La relation de l’enfant à sa mère est montrée sous de multiples lumières, toujours à travers les deux mêmes mots.
Pour l’enfant, dire “maman”, ça peut être interpeller sa mère mais aussi y penser pendant son absence, jouer avec un autre enfant, se rassurer au moment de l’endormissement etc.
Dans cette répétition, le lecteur qui médiatise le livre avec les enfants va forcément introduire de la variation. Le même dialogue peut être plus ou moins doux, énergique, rassurant, distrait, plaintif, interrogatif. Les possibilités d’interprétation sont infinies..
Les enfants, même jeunes, qui écoutent cette histoire interprètent autant (si ce n’est plus) l’image et l’intonation de lecture que les mots qui sont prononcés. Ils construisent le sens à partir de tous ces éléments.
Je trouve la démarche des auteurs très intéressante, ils mettent en place les éléments pour que l’enfant échafaude l’histoire. Et, pour ne pas lasser leur public, ils créent la surprise en milieu d’album quand très naturellement c’est le mot “papa” qui vient remplacer celui de “maman”.
Les images au crayon, très douces, mettent en avant la tendresse de la relation mère enfant.
On y voit aussi la vie quotidienne d’une famille japonaise: repas avec les baguettes, fabrication de fleurs en origami à l’école, sommeil partagé, toute la famille dans le même grand lit.
Peu de mots mais une invitation à la découverte de l’autre, à l’empathie et à l’altérité.
Petite baleine est suffisamment grande maintenant, pour entamer le voyage vers les eaux froides et poissonneuses du nord. Il est temps de quitter les lagunes rassurantes pour rejoindre le reste de la famille, qui est déjà loin.
Pendant toute la traversée, sa mère l’encourage, la soutien, la rassure.
Les eaux noires sont parfois inquiétante. Si les cétacés semblent immenses dans les plans rapprochés, on partage l’impression de Petite Baleine qui se sent minuscule, dans la profondeur de l’océan.
Les images pleine pages, au fusain, sont incroyablement immersives, on plonge avec la mère et l’enfant dans les fonds sous-marins et on contemple, émerveillés ou émus, la faune et la flore qui les entoure.
C’est étonnant de voir les nuances de bleu-gris figurer si efficacement les rayons du soleil qui filtrent à travers l’eau ou les récifs coralliens.
Le voyage est long, Petite Baleine se décourage, elle à peur. La rencontre avec des orques, dont elle sait à quel point ils sont dangereux, intervient alors qu’elle est à bout de forces. Mais sa mère est confiante: elles atteindront leur but.
Cet album est un magnifique voyage initiatique, dont l’enfant, comme Petite Baleine, sort grandit.
Je n’aurais jamais imaginé de baleine si expressives et réalistes à la fois.
La lecture de ce livre offre une parenthèse dans des images d’une grande beauté et d’une grande douceur. Alors que, si souvent, les images qui nous entourent sont agressives, cherchant à accrocher notre regard à tout prix et à grand renfort de couleurs criardes, Jo Weaver nous offre une trêve salutaire. Pas de couleurs, peu de mouvement, mais une grande force évocatrice.
Au fond de la sombre forêt brillent les fenêtres d’une maison. Dès qu’on
ouvre l’album, on découvre ses habitants, à travers des découpes dans la
page. Ce sont des genres de petites boules de poils colorées, qui
tremblent de frayeur. Dehors, un énorme œil les guette.
Dans le décors, esquissé d’un trait gris, d’une confortable maison, ils prennent la fuite, en ordre dispersés, au cri de “ouh,làlà,ouh là là là là, courez, courez” bientôt suivi d’un enfantin “purée!” Ils ont beau fuir sur leurs petites papattes, la bête les dévore un à un.
On s’interroge peut être un peu en voyant les petits se précipiter sur la langue de leur prédateur. Prédateur qui est quelque peu trahit par son sourire jovial sur la page suivante. Chaque page cartonnée est découpée de fenêtre ou porte, on passe ainsi de pièce en pièce, dans un intérieur plutôt douillet. Mais, un long bras par ci, une trompe par là, le monstre, qui semble disproportionné, apparaît toujours, morcelé, dans l’image.
Jusqu’à ce que, purée d’purée, le dernier des petits, le rouge, n’y tenant plus, lui mord le derrière!
Non, ce n’est pas là la chute, elle vient immédiatement après et elle est encore bien plus rassurante.
Alors, les enfants, qui ont eu drôlement peur pendant la lecture éclatent de rire et en redemandent. Car il est si bon de rire de ses peurs.
Avec très peu de mots, cet album parle aux enfants de leur angoisse de dévoration, de la morsure, du jeu et de ses règles, de la famille, de la sécurité affective. Et c’est finalement après la première lecture que l’on comprend le pluriel dans le titre. Car enfin, qui sont donc les ogres?
Capitaine maman, Magali Arnal, école des loisirs, 12€70
Comme son nom l’indique, Capitaine Maman mène sa barque. Enfin, son bateau plutôt. Et, visiblement elle est aussi à la tête d’une belle famille, composée de Chaton 1, chaton 2 et chaton 3. Elle est secondée par Quartier-Maitre Mémé, dans sa vie professionnelle comme familiale.
Et présentement, c’est sa vie professionnelle qui l’occupe toute entière: elle vient de faire une découverte archéologique majeure. La statue de la Grande Reine, si longtemps recherchée repose sous l’eau.
Alors quand les chatons s’incrustent sur le bateau, ça l’enchante moyennement. Elle confie la marmaille à Quartier-Maitre Mémé et plonge de nouveau, avec tout le matériel nécessaire. Mais, même pour la plus célèbre des archéologues, la mission est délicate et les chatons sauront se montrer à la hauteur pour aider leur mère.
Entre album (très grand format) et bande dessinée, l’histoire se raconte en pleine pages ou en petites vignettes, quand le rythme s’accélère.
Si le fait d’avoir affaire à des animaux anthropomorphisés donne tout de suite un air fantaisiste à l’album, il offre également des précisions techniques qui lui donnent une portée documentaire (vous saurez tout sur le fonctionnement d’un sous-marin scientifique).
Au delà de l’histoire, c’est le portrait d’une femme indépendante, volontaire et dynamique qui a fait mon bonheur dans cet album.
Elle semble jongler sereinement entre le travail, la famille et même les obligations sociales (c’est qu’elle est célèbre, donc très sollicitée). Elle sait se mettre naturellement au centre de sa propre vie.
On devine la mère célibataire, mais pas du genre à chercher son salut dans le prince charmant (qui prend ici la forme du maire de la ville, symbole du pouvoir moderne et dont elle ignore totalement les avances). Nul besoin de mariage heureux pour être l’héroïne de sa propre histoire, et puis d’abord elle à déjà les nombreux enfants, que ferait-elle d’un mari dans les pattes?
Nul doute, nous avons affaire à un album de l’école des loisirs: Les couleurs, le découpage entre images à fond perdu et vignette, le mélange de fantaisie et de rigueur scientifique sont des ingrédients qu’on retrouve dans les livres d’Adrien Albert ou Audrey Poussier et, bien sûr, d’Anaïs Vaugelade. Sans doute n’est-ce pas un hasard, puisque c’est elle qui édite tout ces albums. Elle prouve encore une fois qu’elle n’est pas seulement une autrice illustratrice talentueuse mais aussi une éditrice épatante qui fait émerger de nouveaux talents. Magali Arnal est une nouvelle venue dans le milieu, qui a déjà une belle réussite à son actif: Notre camping-car.
Le petit chat de Lina, LEE, Komako Sakaï, école des loisirs
Tout commence par un petit miaulement derrière une porte. Miii, miii, miii, mais qui pleure ainsi? Lina et sa mère découvrent alors le chaton, tout petit, le poil ébouriffé. Sa mère est là aussi, avec ses deux autres petits. Si elle a accompagné son bébé jusqu’à la porte des humains, c’est qu’il a besoin de leur aide, il est malade, il faut le soigner.
Entre maman, on se comprend. La chatte et la mère de Lina échangent un regard. Et voilà le chaton adopté.
Il a les yeux mal en points mais il n’est pas aveugle, un petit tour chez le vétérinaire et tout rentrera dans l’ordre.
Au début, Lina trouve que ce chat est quand même moins mignon que ceux de l’animalerie, mais il faut bien avouer que quand elle le prend dans ses bras, l’écoute ronronner et le sent respirer elle est sous le charme.
Très vite, elle se sent responsable de lui, au point qu’elle est très inquiète quand il disparaît.
On sait que Komako Sakaï est incroyablement douée pour dessiner les traits de l’enfance. Ici elle arrive en outre à rendre parfaitement la fragilité du chaton, auquel il est impossible de rester indifférent.
Cet album est une histoire très charmante sur l’adoption, le soin qu’on peut apporter aux autres, le sentiment maternel et l’empathie.
Lina est une vraie petite mère pour le chat, puisqu’elle va s’en occuper, s’inquiéter pour lui et finalement, c’est elle qui va le baptiser.
En décembre, la revue Le furet a consacré son numéro aux enfants qui nous mettent au défit.
Avec ma collègue Céline Touchard, j’y signe un article sur les enfants terribles de John Burningham, que je vous propose de découvrir ici.
Dans la littérature enfantine, soumise à une tension entre prescription et fantaisie, sont très vite apparus de drôle de trublions, aussi déconcertants pour les parents que réjouissants pour leurs enfants…
Enfants difficiles ou, simplement, qui ne correspondent pas aux normes ?
Dans l’album jeunesse, où l‘image a une fonction capitale, les bêtises sont devenues un thème récurrent, voire un genre à part entier… Nous souhaitons mettre ici à l’honneur John Burningham, l’un des plus grands auteurs britanniques pour enfants.
Ses petits héros sont sans doute terribles pour leurs parents, les injonctions qu’ils subissent sans cesse en témoignent. Mais dans le conflit générationnel, l’auteur, ancien élève de Summerhill, se place
résolument du côté des enfants et ses albums plaident pour leur
émancipation. Et s’ils ne se montraient difficiles qu’en réaction à une éducation trop stricte ?
En 1977 et 1978, deux albums ont pour héroïne Marcelle, Ne te mouille pas les
pieds Marcelle et Veux tu sortir du bain Marcelle (Père castor Flammarion).
Le recours récurent de cette enfant au jeu symbolique lui permet de résister face à une mère prosaïque et à l’injonction facile…
En 2006, paraît Edouardo le terrible (Gallimard jeunesse)dans lequel le petit garçon subit le regard prescripteur des adultes au point d’y perdre sa personnalité.
À trente ans d’écart, ces trois albums sont liés par leur thématique et la manière dont ils dépeignent les relations adultes/enfants. Marcelle comme Édouardo semblent captifs des fortes attentes des adultes à leur égard. Marcelle ne doit son salut qu’à sa fuite dans l’imaginaire alors Édouardo ne sera finalement « réhabilité » que suite à une série de malentendus.
Il est intéressant de souligner qu’aucun des deux n’a la parole, ils sont réduits à l’état d’objets par les adultes.
Marcelle
Les deux albums de Marcelle sont construits de manière similaire : page de gauche, le monde réel, l’espace des adultes, et page de droite, le monde imaginé par la fillette, sans écriture. Le texte est constitué d’un long monologue maternel, ponctué d’ordres et de
complaintes. L’image de droite s’oppose au texte et vient soutenir l’enfant, réduite au silence, en rendant « vraies » ses aventures, jusque dans les pages de garde.
Le premier opus décrit une sortie familiale et le second la toilette de Marcelle.
Dans les deux, l’image représentant la réalité est cerclée d’un trait brun (pour empêcher l’enfant de sortir du cadre ?) et semble bien terne avec son fond blanc et vide. Pourtant Marcelle est
déjà partie…
Sur la page de droite elle s’aventure dans un monde coloré et fantasmagorique où le crayonné fait place à une peinture fastueuse. Affrontant des pirates à l’aide d’un chien errant dans Ne te mouille pas les pieds… , elle rejoue son roman familial dans Veux-tu sortir du bain.. , en s’inventant des parents royaux et… Bienveillants!
Édouardo
Édouardo est « un garçon normal » mais chaque fois qu’il agit de façon
impulsive, il se fait stigmatiser par un adulte. De la page de
droite, tous le pointent du doigt : « Tu es désordonné »,
« tu es sale », « tu es méchant ». Au fil
des mois, il se conforme à l’image que l’on se fait de lui, allant
même jusqu’à se transformer physiquement : l’image le montre
de plus en plus sale, débraillé, hirsute.
L’apothéose est atteinte au centre de l’album quand Édouardo fait face, seul sur le fond blanc de la page de gauche, à un groupe d’adultes, la bouche ouverte dans un cri commun : « Édouardo, tu es vraiment le garçon le plus terrible de toute la terre ».
Mais, alors qu’il ne montre aucune volonté particulière de modifier son comportement, le regard des adultes se met à changer … Il jette toutes ses affaires par la fenêtre ? On le félicite d’avoir si bien rangé. Il arrose un chien ? On le remercie pour la toilette de l’animal. Et voilà notre Édouardo encouragé et montré en exemple !
Il est désormais « le garçon le plus adorable de toute la terre »…
Excessif ? Sans doute, puisque l’auteur nuance les propos en précisant qu’il reste « parfois » un peu sale, violent, désordonné, méchant.
Mais la fin du livre le montre porté en triomphe par les adultes : les voilà enfin réunis sur la même page, le conflit semble surmonté.
Au-delà de stéréotypes de genre…
Dans ces albums, ce sont les adultes qui occupent l’espace du texte. Les enfants subissent des réprimandes très violentes et cherchent à se défendre, par la rêverie chez la fille, par l’action chez le
garçon. En cela, on pourrait dire qu’ils se conforment aux stéréotypes de genre (Charol-Gagne,
2011, Filles d’albums : Les représentations du féminin
dans l’album, L’atelier du poisson soluble.)
Mais, bien qu’elle semble sans réaction, Marcelle oppose une vraie résistance à sa mère en choisissant, par sa créativité, d’aller vivre des aventures loin du foyer et des contraintes de la vie réelle.
Édouardo à l’inverse est uniquement dans l’agir. Souvent représenté en dehors de sa maison, il est montré comme agissant. Pourtant, il n’a aucune maîtrise sur lui-même, et sa personnalité se modifie en fonction de ce que les adultes disent de lui. Stigmatisé ou encensé, il est le jouet du regard des adultes.
Si Édouardo nous semble être une victime, Marcelle apparaît comme l’héritière
d’un autre enfant terrible de la littérature jeunesse : son opposition à sa mère et sa fuite vers un imaginaire sauvage évoquent Max qui part au Pays des Maximonstres pour échapper à la
punition. Si, dans Max et les maximonstres (publié en 1963), Maurice Sendak laisse l’image envahir la page jusqu’à réduire le texte au silence, John Burningham choisit les couleurs vives de la
peinture, en digne représentant de toute une tradition picturale anglaise, pour représenter le monde psychique d’une enfant délicieusement frondeuse.
“J’étais le centre du monde et la mère était là”. Cette évidence, c’est l’essence de l’enfance. Cet album débute par le temps de l’insouciance, une enfance douce, en harmonie avec la nature, dans laquelle on sent une grande sécurité affective et un lien très fort avec la mère. Une relation à la fois heureuse et fusionnelle (d’ailleurs il n’y a pas de père pour s’immiscer entre la mère et la fillette).
Une chose, tout de même, peut d’ores et déjà étonner le lecteur: des images sur fond noir qui s’intercalent dans l’histoire.
Puis les choses se gâtent. Survient la maladie de la mère (présentée de façon métaphorique) et sa disparition. Le sentiment d’impuissance de l’enfant et le chagrin infini.
Suivent une longue période de deuil puis une rencontre qui aidera l’enfant à s’ancrer de nouveau dans la vie.
Les images d’Ilya Green, qui sont toujours magnifiques, se déploient ici sur un grand format à l’italienne, au papier épais, elles sont même rehaussées d’or sur la couverture.
On prend un grand plaisir à feuilleter le livre, à le toucher. La rondeur enfantine des visages, la tendresse des regards, la nature luxuriante, chaleureuse, lumineuse, tout dans l’image rassure le jeune lecteur, lui permet de poursuivre sereinement la lecture même dans les moments les plus difficiles pour la jeune héroïne.
L’intimité offerte ici par Ilya Green rend cet album très touchant.
Mais je crois que c’est aussi à cause de cette grande part d’intime que je ne suis pas totalement à l’aise avec cet album. Le texte, pourtant poétique et métaphorique, ne m’a pas emportée. Si j’ai plongé avec délice dans les images, je suis en revanche restée en périphérie de l’histoire, c’est de loin que j’ai accompagnée cette fillette (qui pourtant parle à la première personne) sur son chemin de deuil. Je me suis même surprise à le lire à voix haute tout en pensant à un autre album d’Ilya Green, Mon arbre, auquel il fait clairement écho (et qu’il éclaire d’un jour nouveau)
Les enfants à qui j’ai lu cet album, eux, sont tous allés jusqu’au bout de l’histoire, preuve qu’ils ont adhéré, sans quoi ils ne se seraient pas embarrassés de politesse, ils auraient fermé le livre pour passer à autre chose (oui, ils ont le droit et ils le savent).