Le petit monde de Nour, Jérôme Ruillier, Isabelle Carrier, saltimbanque, 2022, 13€50
Nour est une fillette joyeuse qui aime rire, sauter dans les flaques et danser. Mais c’est aussi une enfant singulière, elle est dans son monde et a du mal à écouter. Elle fait rire les autres enfants, mais on se rend compte qu’ils rient d’elle plutôt qu’avec elle. Quant aux adultes, elle semble les agacer, ils lui crient dessus.
Elle en conçoit une tristesse qui grossit, grossit, finit par prendre toute la place.
Avec ses cheveux blonds et sa joie de vivre, l’image la montre d’abord plutôt solaire, radieuse (Nour signifie d’ailleurs lumière). Elle semble très proche de la nature. Mais le chagrin se matérialise sous la forme d’une tâche grise qui petit à petit prend toute la place dans l’image. Invasive, la tristesse éclipse l’enfant.
Les adultes autour semblent inquiets et compatissants. Mais ce n’est pas d’eux que viendra la solution.
Le petit monde de Nour est un album assez minimaliste, il fonctionne à l’économie tant sur les mots que sur les images. Le trait est sensible, le texte juste.
Il n’est pas nécessaire de faire de grands discours aux enfants pour qu’ils puissent comprendre la différence, ressentir le poids du stigmate et se sentir solidaire de cette fillette pas tout à fait dans la norme.
J’apprécie beaucoup la sobriété du propos, que l’on retrouve d’ailleurs habituellement chez ces auteurs (mais si, vous savez, Isabelle Carrier c’est l’autrice entre autre de La petite casserole d’Anatole, quant à Jérome Ruillier, il a notamment écrit 4 petits coins de rien du tout)
Éduquer en corps, la petite enfance en mouvement, sous la direction de Frédérique Brunti, préface Bernard Golse, Chroniques sociales, 2022, 15€90
Fin avril est sorti un ouvrage collectif dans lequel je signe un article, intitulé On ne lit bien qu’avec le corps.
Né à l’initiative de Frédérique Brunti, ce livre souhaite remettre le corps de l’enfant au cœur des préoccupations des professionnels. L’équipe de co-auteurs est pluridisciplinaire (et on y compte beaucoup d’éducateurs de jeunes enfants) et se fait échos de la voix du terrain, au plus proche du quotidien des enfants.
Mon article concerne le travail de professionnelles de crèche qui, pour mieux prendre en compte les besoins corporels des enfants, ont modifié leur pratique de lecture, passant de temps de lectures collectives à des temps plus individualisés.
Pour compléter cette présentation, je vous livre la quatrième de couverture, extraite de la préface:
Cet ouvrage collectif aurait pu s’appeler Eh bien dansons maintenant ! En effet, les professionnels qui interviennent dans cet ouvrage, évoquent ce pas de deux entre l’enfant et l’adulte, cette empathie corporelle qui nous conduit à « parler » avec l’enfant au sens où Françoise Dolto le définissait : « L’être humain dès l’enfance est dans le langage complètement. […] Tout est langage chez l’enfant. »
Le projet est en effet parti d’une question de trois éducatrices de jeunes enfants : pourquoi, alors que tous les pédagogues s’accordent sur le fait que le mouvement spontané a un rôle crucial dans le développement de l’enfant, est-il si peu présent à la crèche et à l’école ?
Cette question s’est enrichie peu à peu, roulant comme les cailloux dans la rivière, pour rencontrer dans le courant des professionnels animés par la même envie, le même besoin : faire reconnaître la place du corps de l’enfant et de l’adulte dans leurs interactions. D’où l’importance de sensibiliser professionnels et étudiants à cette dimension corporelle de la relation à autrui : « Prendre soin de soi pour prendre soin de l’autre »…
Cette question embryonnaire s’est transformée, devenant : comment se positionner en tant qu’« être-éducateur », et laisser libre cours à la joie du mouvement sans entrave dès la prime enfance ?
Par leur pratique, ces professionnels d’horizons différents donnent un nouveau regard aux enfants pour qu’ils perçoivent un monde différent qui de chaos deviendra ressources. Ainsi, de spectateur, l’enfant deviendra acteur
Éduquer en corps a été rédigé sous la direction de Frédérique Brunti (EJE), avec la participation de : Sophie Aubrespin (psychomotricienne), Dolores Fernandez (psychologue-psychanalyste), Marie-Josée Gacogne,(EJE), Florence Hémard-Ronveaux (Sophrologue), Aurélien Le Loutre (Psychomotricien) Bernadette Moussy( jardinière d’enfants), Catherine Mukherjee (éducatrice de formation universitaire en psychologie et sociologie), Malika Ouanani (éducatrice de jeunes enfants), Virginie Péducasse (éducatrice de jeunes enfants), Valérie Roy, (éducatrice de jeunes enfant), Kanti Schmidt (éducatrice de jeunes enfants), Chloé Séguret, (lectrice formatrice) et Michel Vasseur, (éducateur spécialisé)
Vous pouvez retrouver mes autres articles concernant mes publications ici.
Le concours de cabanes, Camille Garoche, little urban, 2022, 15€90
Une cabane dans un arbre, pour un mouflet, c’est l’endroit rêvé. C’est un espace de liberté généralement interdit aux adultes, souvent caché, dans lequel on peut entasser des trésors et inviter des amis. Le bonheur, quoi.
Alors quand une grue nous propose de parcourir le monde pour visiter les plus belles cabanes afin de voter pour celle qu’on préfère, c’est avec plaisir qu’on la suit dans l’aventure.
Elles sont une dizaine en lice et toutes sont abritées par un arbre différent, chacune dans un pays.
Elles ont leur caractère propre, leurs espaces de jeux, leur faune, mais ont en commun d’être créatives et d’accueillir de nombreux enfants.
L’album se place au croisement du documentaire (chaque arbre est d’abord présenté avec ses spécificités et un dessin de sa graine), du livre jeu (avec pour chaque cabane une pleine double-page fourmillant de détails) et de l’histoire, avec la grue pour fil conducteur et le concours de cabanes comme prétexte.
Et pour qu’il soit parfait, nous sommes invités à voter nous même en fin d’album.
C’est un régal pour les enfants (pour les adultes aussi, ne boudons pas notre plaisir) de fouiller les grandes images en se délectant des inventions qu’on y trouve, de chercher ses animaux préférés (les chats sont partout!), de deviner comment chaque enfant s’amuse dans cet environnement.
Il y a plein de toboggans, d’échelles et de balançoires, des balcons et des lits suspendus, des espaces de lecture et de repas, des animaux sauvages ou domestiques et partout une ambiance amicale.
On peut le lire assez rapidement mais c’est quand-même plus marrant d’y passer des heures. Ce n’est pas un album qui s’épuise en quelques lectures, on y revient de nombreuses fois et la découverte est toujours au rendez-vous.
Une journée d’apicultrice, Arnaud Nebbache, Kilowatt 14€50
La tournée de Gaspard, Arnaud Nebbache, l’étagère du bas 14€50
Une fois n’est pas coutume, je fais aujourd’hui un article commun pour deux albums tant ils sont proches dans leur conception.
L’un comme l’autre présentent un corps de métier avec des pages qui s’apparentent à un imagier documentaire en alternance avec des pages qui racontent une journée du travailleur concerné.
Ils sont tout deux illustrés par Arnaud Nebbache qui utilise des aplats de couleurs et des tampons pour un résultat très graphique et original que j’apprécie beaucoup (j’avais déjà parlé de l’un de ses albums ici)
Et ils sont tous les deux pleins d’humour tout en étant véritablement informatifs.
dans Une journée d’apicultrice, les abeilles ont mystérieusement disparues. Il faut retrouver l’essaim de toute urgence, d’autant que dans le grand champ, le tracteur qui arrose de pesticide est déjà à l’œuvre.
Quant à Gaspard, il est éboueur et dans sa tournée quotidienne il croise souvent les même visages. Mais ce matin, le petit garçon en trottinette est à pied, et sa trottinette gise au sol, cassée. Gaspard en a le cœur lourd, mais au milieu des déchets se cachent bien des trésors, et notre héros trouvera le moyen de réparer l’engin de l’enfant.
Je suis toujours étonnée qu’on ne trouve pas plus de camions poubelle dans les albums pour enfant, tant cet engin est chéri des tout petits.
Je ne doute pas qu’ils vont adorer La tournée de Gaspard qui montre la réalité du métiers mais aussi un fort sympathique éboueur concerné par le recyclage.
On trouve également un message à caractère écologique dans Une journée d’apicultrice et c’est l’occasion de découvrir un métier souvent méconnu.
Ils l’ont tous vu, Ylla, Margaret Wise Brown, MeMo, 2022 (réédition d’un album de 1944) 18€
De l’otarie au chat, en passant par les zèbres, ils l’ont tous vu, et leurs réactions sont toutes frappantes!
La photographe animalière Ylla n’avait pas son pareil pour saisir les attitudes de ses sujets, et en particulier leurs regards qui ici sont souvent saisissants.
Pour accompagner ses images, l’autrice et poétesse Margaret Wise Brown a inventé une petite histoire qui se déroule comme une ritournelle et qui met très justement en avant le regard des animaux, qui est central dans le texte comme il l’est dans chacune des images.
Mais de quoi peut-il bien s’agir?
Aucun indice n’est donné et je mets au défi quiconque de se douter de la chute, ou devrais-je dire des chutes, puisqu’elles sont deux à se succéder chacune parfaitement drôle et inattendue.
Certaines des photos sont d’une grande modernité, et il a probablement fallu une grande patience à Ylla pour les réaliser avec les appareils photos des années 40. Elle était d’ailleurs considérée à juste titre comme l’une des plus grandes photographes animalières de l’époque.
J’avoue avoir un faible particulier pour le chaton qui bondit devant le spectacle inattendu de… Non, je ne vous dévoilerai pas la fin, ce serait dommage de vous gâcher le plaisir de la découvrir vous même.
On devine une certaine complicité entre la photographe et l’autrice, il y a en tout cas une belle alchimie entre les images et le texte.
La postface vous éclairera sur ces deux femmes qui ont eu une grande importance dans l’histoire de la littérature jeunesse.
Pour aller plus loin, vous pouvez lire cet article de Laurence Le Guen, qui signe aussi une partie de la post face de Ils l’ont tous vu concernant Ylla (la partie concernant Margaret Wise Brown est signée par Pamela Ellaya et est égalent très intéressante)
Ikko et le coquillage, Ikko et le cadeau, Ikko et la lune, Ikko et les coquelicots, Bernadette Gervais, les grandes personnes, 2022, 9€50
Dans ces quatre albums adaptés à la manipulation par de petites menottes (pages cartonnées, angles arrondis, petit format) nous suivons les aventures d’un ourson blanc dans les petites histoires banales et merveilleuses qui font le quotidien des jeunes enfants. Au fil des albums, il découvre le monde qui l’entoure accompagné du regard attentif et doux de Mamako. Ici il découvre un étrange coquillage qui semble habité et se révèle être un escargot. Là, il reçoit en cadeau une poupée de la part de sa mère. Il l’aime beaucoup et s’endort en la serrant dans ses bras, mais elle a encore une surprise à lui révéler. Quand Mamako doit s’absenter, ce sont les phases de la lune qui vont lui permettre de mesurer le temps avant son retour. Enfin, quand il cueille des coquelicots pour sa mère et se trouve bien chagriné de les voir perdre leurs pétales, un papillon lui vient en aide. Chaque histoire est emprunte d’une grande tendresse et les protagonistes sont très attachants.
Le texte est court et sobre, il sonne juste et se lit agréablement. Mais ce sont surtout les très jolies illustrations de Bernadette Gervais auxquelles je suis sensible. Pour s’offrir au regard des tout petits et parce qu’elles soutiennent ici une histoire, elles n’ont pas la précision documentaire que l’on trouve dans son abécédaire, mais elles sont tout aussi élégantes.
Tristesse, Lotta Olsson, Emma Adbage, Cambourakis, 2022, 14€ Une petite mouflette nous donne à entendre son monologue intérieur. Elle est sereine, sourit très naturellement en disant au revoir à son papa, s’installe pour manger puis jouer sans inquiétude. Nous sommes manifestement dans une collectivité où les adultes partagent le repas des enfants et où les mouflets s’activent en jeu libre, les uns à côté des autres (l’album est traduit du suédois, les modes de gardes sont un peu différents) Mais soudain, une petite main attrape le dinosaure qui est posé non loin d’elle.
Ça en est fini de la sérénité, place à un sentiment beaucoup moins agréable. La tristesse se manifeste d’abord par la fin du sourire puis un véritable débordement, les larmes et les cris sortent ensemble en un déchirant « C’est MON dinosaure »
L’adulte, attentif, console, cajole, laisse sortir les larmes.
On compte deux adultes (un homme et une femme) pour cinq enfants, dans un mobilier plus proche du salon familial que de la crèche.
La description de ce que ressent l’enfant est détaillé avec justesse: « Et voilà, ma gorge se met à crier. Des sons tristes. Ça fait du bien de pleurer. Ça fait du bien que tout le monde le voit »
Je trouve que c’est une très bonne chose de parler de tristesse plutôt que de colère. Le trait vif et minimaliste de l’illustratrice, qui semble chercher l’efficacité et la justesse de l’émotion plutôt que le beau me plaît beaucoup.
Des mêmes autrices on trouve également joie, et peut-être plus tard d’autres titres qui explorent de nouvelles émotions ?
Sur ce thème très demandé il est bon de trouver un album aussi réussi.
Chantier chouchou debout, Adrien Albert, l’école des loisirs, 2022, 13€ Une petite mouflette, haute comme trois pommes, nous explique qu’aujourd’hui, c’est mamie Georges qui la garde. D’ailleurs, hop, elle atterrit sur le toit de la maison de sa grand-mère. Accompagnée de sa maman, qui pilote le deltaplane. Visiblement c’est une habitude, puisque la maison de mamie Georges est équipée d’échelles pour descendre du toit. Bon, mamie Georges ça l’arrange pas trop de garder la petite, vu qu’aujourd’hui c’est ménage en grand. Mais maman a déjà décollé, direction, le championnat de deltaplane. Alors sans perdre de temps, on s’y met. Et quand Adrien Albert dit « grand ménage », c’est pas à moitié. Tout va être lavé.
Canapé, lampes, piano sont enfournés dans la machine. Mais aussi les murs, la cheminée et le toit. Tout on vous à dit! On retrouve dans Chantier chouchou debout les caractéristiques que l’auteur développe d’un album à l’autre et qui font son succès. Ce mélange de situations totalement absurdes transposées dans un monde très réaliste. Une économie dans le texte, qui va a l’essentiel, laissant au lecteur le soin d’imaginer tout ce qui n’est pas raconté (où est la papa de l’enfant ? Et le grand-père ? Aucune précision sur le sujet, chacun fera son hypothèse).
Et puis cet album, c’est la démesure. Celle de l’incroyable machine à laver comme celle de la technique très spéciale de Mamie Georges pour réveiller son chouchou. C’est là la magie de la littérature enfantine, on peut tout se permettre, pourquoi rester dans le réaliste quand on peut se faire plaisir à imaginer des situations bien plus burlesques!
Ça fonctionne à merveille, on se prend de sympathie pour cette mamie bourrue et tellement étonnante!
Qui veut jouer avec moi? Claire Dé, les grandes personnes, 2022, 18€
De la joie, de la couleur, du pep’s et un brin de malice, telles sont les promesses toujours tenues par la photographe Claire Dé au fil des albums.
Depuis 2005 elle produit une œuvre singulière, de plus en plus reconnaissable, riche aujourd’hui d’une dizaine d’albums (le premier, Big Bang Book n’est malheureusement plus édité actuellement, victime peut-être d’une reliure en spirale un peu trop fragile).
Les couleurs très franches, toujours éclatantes, sont tellement saisissantes qu’on pourrait se demander si photoshop n’y est pas un peu pour quelque chose. Mais c’est avant la prise de vue que la photographe travaille les couleurs, choisissant avec soin objets et tissus, n’hésitant pas si nécessaire à y ajouter un coup de peinture.
La peinture lui permet d’ailleurs aussi de jouer avec les effets de matières.
Ici, pas de gouache épaisse mais beaucoup de plastique qui brille, du tissus dont le blanc éclatant contraste avec le rouge ou le bleu vif.
Dès les premières pages, le ton est donné, cet album sera graphique, tonique et ludique. La plupart des photos sont prises en extérieur et nous emportent dans des paysages de vacances, ça sent bon l’air iodé.
Mais c’est avant tout une histoire de rencontre et de jeux entre deux enfants qui ne semblent jamais à court d’idées. Parties de billes ou de cache-cache fou, comédies sous la pluie comme Gene Kelly, vélo-torrero, l’été sera bien rempli et ne laissera aucune place à l’ennui! Le texte ciselé rythme l’album, on le lit en cadence et sitôt refermé on a envie de le recommencer.
Après le très joli Hue !Colette, sorti l’an dernier, nous retrouvons ici les gravures de l’illustratrice Catherine Louis dans un nouvel album tout carton en petit format.
Ici ce ne sont pas des animaux mais des fruits et des légumes qu’elle nous propose de découvrir.
Chaque double page montre deux états d’un même végétal.
De face ou en coupe, entier ou coupé en rondelle, seul ou en quantité.
Les images sont en noir et blanc, mais un mot coloré indique de quelle couleur est la chose représentée. Cela fait un drôle d’effet au lecteur, on imagine spontanément la silhouette noire colorée. C’est presque frustrant et en même temps, le noir et blanc donne une grande élégance aux images.
Et puis, tiens, une petite fantaisie, à la page de la pomme, qui comme nous le savons peut être de plusieurs couleurs, le procédé change légèrement. Ce qui annonce la chute de l’album, qui se décline sur trois doubles pages et transforme cet imagier en petite histoire, avec son héroïne (dont la présence était annoncée dans le titre) et son lot de surprise.
La couleur advient enfin sur les dernières images très joyeuses.
Depuis Tana Hoban, les livres en noir et blancs sont plébiscités pour les jeunes enfants (en raison entre autre d’une idée fausse selon laquelle ils ne percevraient pas les couleurs). Il est vrai que les petits yeux sont particulièrement sensibles aux contrastes et que les bébés apprécient ce type d’image. Ici ils regardent également avec une grande attention les éléments colorés qui se détachent de la page.
A titre personnel, je suis toujours sensible à la valeur esthétique de la linogravure, qui donne une grande force aux images.