Tout le monde le sait, nul ne peut l’ignorer, aujourd’hui un tigre, un vrai, s’est échappé!
La ville tremble à l’idée de se faire dévorer, nul n’est à l’abri, nulle part.
Bon, à bien y regarder, l’ado scotché sur son smartphone n’a pas l’air de se sentir spécialement concerné. Mais les autres, tous les autres, sont sur le qui-vive, et si la bête affamée attaquait?
Autant vous le dire tout de suite, je ne sais pas résister aux images de François Soutif. Je trouve chez lui un humour graphique terriblement efficace. Il emprunte aux codes de la bande dessinée, du dessin de presse, des dessins animés et il raconte en quelques traits des histoires pleines de nuances. Souvent d’ailleurs, il se passe très bien de texte (comme dans l’album Hou là là, que je ne saurais trop vous conseiller).
La chute est racontée quasi exclusivement par la dernière image, qui d’ailleurs expose à elle seule tout un tas de petites histoires.
Francisco, Perceval Barrier, l’école des loisirs, 12€20
Ne cherchez pas à sympathiser avec Francisco le chat sauvage, c’est peine perdue. Il n’en a pas envie. Hé, ho, c’est pas pour rien qu’il s’est installé dans le désert, faudrait voir à pas trop s’attarder.
D’ailleurs, la plupart des clients de sa station service jouent parfaitement le jeu, ils prennent de l’essence et s’éloignent, c’est comme ça que ça doit fonctionner.
Mais après avoir fait le plein, madame Lapin ne parvient pas à redémarrer. Elle est dépitée, comme sa marmaille à l’arrière d’ailleurs.
Francisco s’impatiente, sans même la regarder il lui lance « C’est le moteur, il est trop chaud ».
Vous la voyez venir l’histoire du solitaire bourru qui va finir par se prendre de sympathie pour la mère de famille esseulée?
Vous avez raison, rien de très nouveau sous le soleil.
Mais j’attire votre attention sur le fait, d’une part, que si vous avez l’impression d’avoir déjà lu cette histoire, ce ne sera pas le cas pour les enfants à qui vous allez la lire. D’autre part sur le talent avec le quel elle est racontée ici.
La bouille très expressive du chat courroucé, la mise en page proche de la bande dessinée, le texte ciselé, tout fonctionne à merveille.
Sans compter les petites excentricités et jolies surprises, comme la maison secrète du chat, mise en valeur par un plan de coupe assez original, ou la bande de loubards du désert.
Bref, un album des plus sympathiques qui est très souvent choisi par les enfants et que je lis et relis avec le même plaisir. Et ça, croyez moi, c’est la preuve qu’un album est réussi, parce que dans mon boulot je suis parfois amenée à lire des dizaines de fois le même livre alors il vaut mieux être sélectif!
Encore un peu petite, Mari Kasai, Chiari Okada, Nobi nobi !
C’est long de grandir, ça se fait tout doucement, trop doucement parfois. Il faut attendre d’être grande pour sortir le chien toute seule, pour porter la robe rouge offerte par grand-mère, si jolie mais trop grande. La fillette le sait, plus tard, elle pourra faire toutes ces choses. Plus tard, mais pas tout de suite. Elle est encore un peu petite.
Et puis quand on est petit, c’est difficile aussi de prêter ses jouets.
Mais quand il s’agit de se réconcilier avec sa copine, là, ça ne peut pas attendre, il faut le faire immédiatement.
Un très joli album dans lequel les scènes de la vie quotidienne soutiennent le propos.
La petite héroïne est à la fois consciente de ses limites et de son potentiel, elle a une belle confiance en l’avenir.
Les crayonnés réalistes et emprunts d’une grande douceur de l’illustratrice accompagnent parfaitement le texte.
La recette de Sacha Quichon, Anaïs Vaugelade, éditions école des loisirs
C’est le retour de la famille Quichon, cette grande et belle famille qui compte 75 membres, la maman, le papa et les 73 enfants. Rien que ça.
On se rend pas compte comme ça, mais 73 enfants, c’est beaucoup (en fait, si, on se rend compte, mais on n’imagine pas vraiment).
Pour bien en prendre la mesure, imaginons un moment de la vie quotidienne, la préparation du repas par exemple.
Aujourd’hui, maman et papa Quichon n’ont pas envie de cuisiner. Ne les jugez pas, ça arrive à tout le monde. En plus, ce n’est pas un problème, vu qu’il y a 73 autres membres dans la famille, l’un d’eux va se charger du repas.
On tire à la courte paille (il faut beaucoup de pailles) et c’est Sacha qui est désigné. Aussitôt la recette choisie (lasagnes du soleil) il faut se mettre aux multiplications. Passer d’une recette pour quatre à une pour 75, ça demande de bien connaitre ses tables. Puis en route pour le supermarché, forcément, les 4687,5 grammes de farines ne sont pas stockés dans la cuisine familiale. (Par contre, on y trouve plein de fours, ouf)
J’aime beaucoup la famille Quichon, parce qu’ils offrent une vision très apaisée de la vie familiale. Certes, il arrive que maman Quichon se fâche, que Papa Quichon ait une toute petite pincée de regrets, certes les enfants ont leurs petits tracas. Mais l’ambiance générale est toujours sereine et joyeuse. Ici, le contraste entre la démesure de la famille et l’harmonie qui y règne est franchement réjouissante. Après tout, si les Quichons s’en sortent, nous aussi on peut survivre aux aléas de la vie familiale !
Très heureuse de lire enfin de nouvelles aventures de cette famille hors du commun, dans un nouveau format (légèrement plus grand que les premiers opus). Deux albums viennent de sortir, trois autres sont en préparation, et tous sont de belles réussites.
Un renard, un livre à compter haletant, Kate Read, Kaléidoscope
Un renard affamé est à l’affût.
Avec ses deux yeux rusés, il guette trois poules dodues…
Si le texte se présente comme celui d’un habituel livre à compter, l’image, elle, est narrative. L’histoire se tisse, grâce à des illustrations très faciles à interpréter. Un renard prédateur, des poules qui font figure de victimes toute désignées mais aussi une chute inattendue avec un beau retournement de situation.
Si elle n’est pas totalement inédite, cette hybridité entre histoire et livre à compter fonctionne rarement aussi bien qu’ici. Le rythme s’impose à celui qui fait la lecture à voix haute, ça passe presque trop vite, on en redemande!
Les images, qui présentent un certain cousinage avec l’univers graphique d’Eric Carle (collage de papiers peints) sont très maîtrisées. Plans rapprochés, hors champ, pleine pages saturées de couleurs ou fond blanc qui met en valeur le pelage roux du renard servent le récit. Un renard, un livre à compter haletant est rapidement devenu un de mes albums phares dans mes formations.
13824 jeux de couleurs de formes et de mots, Patrick Raynaud, MeMo, 25€
Dans ce pêle-mêle à la Queneau, l’enfant combine les morceaux de texte sur la page de gauche et les formes sur celle de droite.
Côté texte, des poèmes se forment, en calligrammes. En vis-à-vis, une forme ovale qui se pare de couleurs différentes à chaque volet tourné.
Des deux côtés, le blanc de la page structure la lecture et l’image.
Au fil des pages, des propositions drôles, absurdes, crédibles ou pas du tout se succèdent. Les possibilités sont multiples, les enfants tournent les volets dans un sens, puis dans l’autre, s’arrêtent quand un des poèmes leur semble faire sens.
A chaque fois, le volet du haut donne le sujet de la phrase avec toujours la mention d’une couleur. Le volet central, le verbe, consiste toujours en une transformation. Puis le dernier volet nous dit ce qu’est devenu le sujet.
« Une feuille d’arbre verte
qui attrape une mauvaise jaunisse
devient poivre-et-sel »
Ah oui? Pourquoi pas. Quand je le lis aux enfants, ils s’interrogent, démentent, s’amusent. Fort heureusement, les images sur la page d’en face n’illustrent pas le propos. Elles l’accompagnent et semblent plutôt avoir pour fonction de susciter la curiosité. Ainsi en face de « Un bon café noir » on voit un arc de cercle orange. Libre à l’enfant de faire le lien ou pas.
Voilà plusieurs semaines que je travaille avec cet album et j’ai deux petits regrets à son égard.
D’abord la couverture, peu attractive pour les enfants (en gros, ils choisissent ce livre uniquement si je le pose ouvert). Et la reliure en spirale, qui s’impose par la forme en méli-mélo mais qui, comme toujours, a bien du mal à survivre aux multiples manipulations. Hors, je trouve qu’il est vraiment important de laisser les enfants tourner eux-mêmes les volets, pour qu’ils soient les créateurs de chaque poème et de chaque image.
Article paru dans la revue Le furet petite enfance, écrit avec ma collègue Céline Touchard, paru en juin 2019.
Du féminisme et de la légèreté avec Agnès Rosenstiehl
Les éditions militantes de La ville brûle ont récemment réédité 2 titres iconiques de la créatrice de Mimi Cracra, Agnès Rosenstiehl : Les filles et La naissance.
Parus initialement dans les années 70, par les non moins militantes éditions Des femmes, les deux albums ont connu un succès auprès de plusieurs générations d’enfants. Les éditions Autrement ont d’ailleurs réédité La naissance au cours des années 2000.
Si ces livres nous intéressent aujourd’hui, c’est pour leur thématique principale : qu’est-ce qu’être une fille ? Et un garçon ? Car le premier pas vers l’égalité (des droits, des chances, des sexes…) est bien évidement la meilleure connaissance de soi et des autres.
Nous trouvons dans ces albums la même petite fille, fantasque et pleine de ressources, qui questionne son environnement avec autant de légèreté que de pertinence. Dans Les filles, elle interpelle un garçon et, après avoir comparé leurs différences biologiques, part dans un monologue hilarant dans lequel elle projette tout ce qu’elle fera quand elle sera grande : Architecte, mère et chef d’orchestre le soir. Elle envisage avec gaîté son avenir de fillette, puis de femme libre de ses choix et consciente de ses désirs. Certaines situations jouent de l’antonymie entre émancipation et domesticité du féminin. Cela peut donner lieu, avec les enfants, à de grandes discussions et de grosses rigolades !
Dans La naissance, un petit garçon annonce à sa copine qu’il va bientôt être grand frère. Les deux enfants discutent tour à tour ensemble, puis avec leurs parents respectifs, des « choses de la vie ». Il est question de sexualité, mais aussi d’amour, de complicité, de frivolité. La fraicheur et la simplicité du dessin se retrouvent dans le texte, entièrement dialogué, dans le quel les enfants obtiennent des réponses à la fois justes et adaptées à leur âge. La nudité y est montrée naturellement, sereinement.
Agnès Rosenstiehl montre dans ces deux albums des personnages complémentaires, différents mais surtout égaux. Chacun peut exprimer ses désirs et entendre ceux de l’autre, chacun est libre de bâtir son avenir, son éventuelle parentalité future.
Si la notion d’égalité entre le garçon et la fille, comme entre le père et la mère, n’y est pas explicitée, elle est prégnante et se ressent grâce à l’équité de l’espace qu’ils prennent l’un et l’autre dans les albums, par la symétrie de leur relation, l’équilibre entre leurs paroles.
A noter également, la sortie en simultanée de l’excellent De la coiffure, où la fillette se pare de coiffes imaginaires extravagantes pour se consoler d’une coupe de cheveux un peu décevante. Le sujet, moins futile qu’il n’y parait, est encore le point de départ d’une célébration gourmande de la créativité enfantine. Un bonheur à lire et à regarder, ensemble évidemment.
Chloé Séguret et Céline Touchard
Lectrices-formatrices pour L.I.R.E (le Livre pour l’Insertion et le Refus de l’Exclusion).
Les filles, La naissance, De la coiffure, Agnès Rosenstiehl, Les éditions de La ville brule.
Marions-les, Éric Sanvoisin, Delphine Jacquot, l’étagère du bas, 15€
Cette histoire, dès le début, c’est n’importe quoi. C’est pas moi qui le dis, c’est le ver de terre, qui, avec sa comparse l’araignée, commentent l’histoire en bas de page.
C’est n’importe quoi déjà parce qu’un lapin, ça porte pas de vêtements. Alors un lapin qui assorti un foulard a pois et un pantalon a rayures, hein.
Celui-là en plus lit Romeo et Juliette. Ça doit être à cause de ses lectures, justement, qu’il rêve de se marier.
C’est aussi l’histoire d’une carotte, particulièrement couarde. Elle a peur de tout, même de son ombre. Alors des lapins, avec ou sans pantalon rayé, je vous en parle même pas.
Dès qu’il la rencontre, le lapin tombe fou amoureux d’elle. Elle, c’est dans les pommes qu’elle tombe, rapport aux quenottes de l’animal qui sont quand même pas mal impressionnantes (pour une carotte trouillarde)
Je vous avais prévenu dès le début que c’était n’importe quoi. Les différentes péripéties qui suivront prennent le même chemin loufoque, absurde et drôle.
Nous rencontrerons un dentiste morse, un renard affamé, un papillon qui fait le nœud.
Avec un verbe enlevé, plein de jeux de mots et des images très colorées, gaies et pleines de détails, cet album offre de nouvelles découvertes à chaque lectures.
On apprécie le caractère atypique et légèrement irrévérencieux de cet album pétillant.
Dis Ours, tu m’aimes? Jory John, Benji Davies, little urban, 13€50
Ours et canard sont voisins. Au fil des albums (5 a ce jour), leur personnalité se dessine assez clairement. Ours est solitaire, bourru et très attaché au confort de son intérieur.
Canard est bavard, il a un grand besoin de relations sociales et il est légèrement égocentrique.
Ours et canard sont amis. Surtout Canard.
Ours semble plutôt subir cette envahissante amitié.
Tant est si bien que Canard finit par douter, est-ce que Ours l’aime vraiment ?
Il paraît que l’amour ne se déclare pas, il se prouve.
Canard semble avoir une idée très nette de ce qui est probant en la matière.
Faire des trucs ensemble. Voilà.
Il n’hésite donc pas à pousser notre pauvre ours hors de chez lui, afin qu’il profite de ce beau dimanche matin.
Avec un texte entièrement dialogué et un parallèle dans les images entre les actions des deux protagonistes, l’opposition entre l’un et l’autre saute aux yeux.
Enfin, aux yeux du lecteur, Canard, lui, ne remarque rien. Il est dans l’action en permanence, complètement auto-centré et fait mine de ne pas remarquer à quel point son enthousiasme est pénible pour son pote qui n’aspirait qu’à une matinée de farniente à la maison.
C’est toujours un plaisir de retrouver ces deux comparses aux personnalités contrastées et à la bouille tellement expressive. C’est avec un grand plaisir qu’on retrouve les mêmes ressorts comiques et la même structure narrative dans les différents albums.
Il existe plusieurs albums avec ces deux protagonistes, que vous pouvez retrouver sur le site de l’éditeur.
Bougeotte, Perrine Joe, Aude Brisson, le diplodocus 13€50
Étrange, cette petite bicoque toute brinquebalante dans son petit coin de campagne. Tout aussi étrange, la façon dont papa a choisi de l’acheter sans même la visiter. A croire qu’il est ouvert à toutes les surprises, d’ailleurs, il semble a peine contrarié en découvrant le trou dans le toit. L’enfant qui l’accompagne (qui est le narrateur) à l’air tout aussi serin, prêt à changer de vie sans montrer de signe d’hésitation ou d’inquiétude.
En tout cas, sitôt l’achat réglé, père et fils s’installent dans la maisonnette. La maman? On ne sait pas, elle n’est pas mentionnée dans l’album, même si elle apparaît sur une photo encadrée sur un des murs de la bicoque.
Quand, dès nuit tombée, la maison semble trembler sous les courants d’air, l’enfant se rassure en se blottissant dans les bras paternels.
Au réveil, la surprise est a son comble.
Disparu le petit coin de campagne, la maison est désormais entourée d’eau.
Papa réfléchit puis prend la décision qui s’impose : allez hop, en maillot de bain. Le lendemain, c’est dans le désert qu’ils se réveillent.
Ainsi chaque jour, ils découvrent un nouveau paysage. Bougeotte, la maison bien nommée, semble se déplacer au gré de sa fantaisie.
Mais si, finalement, il y avait un véritable projet dans sa tête de maisonnette ?
Voilà qu’un beau jour, sans raison apparente, elle décide de devenir sédentaire. Toujours prêts à s’adapter, le père et son fils en profitent pour se faire des amis. Et c’est une autre sorte d’aventure qui peut commencer.
Une histoire très originale et pleine de fantaisie, servie par des illustrations dans lesquelles il règne une joyeuse agitation. J’aime l’excentricité de la situation, montrée comme tout à fait normale.