Quand j’étais petite…, Sarah O’Leary, Julie Morstad, l’étagère du bas, 14€95
Jules est plongé dans l’album photo familial. Il aurait tant aimé connaître ses parents petits.
Alors sa mère se prend au jeu et elle lui raconte une histoire. Quitte à s’imaginer petite, elle se raconte minuscule, au point de porter des souliers de poupée et de se faire des chapeaux avec les fleurs de marguerites.
Si on peut imaginer que les souvenirs réels servent de base à ce récit, on devine vite que le jeu prend le pas sur le réalisme et que les contes qui ont sans doute bercé son enfance s’invitent dans cette chronique du temps passé.
On la découvre jouant dans une maison de poupée, sympathisant avec une coccinelle, sautant à la corde avec un brin de laine. Des jeux intemporels qui confèrent à l’album un aspect éternel.
Quand on revient au temps présent, la mère convie l’enfant à participer à ses inventions, ils peuvent ensemble se raconter des histoires où ils sont aussi minuscules l’un que l’autre.
Plus que l’enfance de la mère, c’est la complicité qui l’unit à son fils qui est ici montrée en filigrane.
La grâce des illustrations, leur délicatesse sensible font le charme de cet album.
Le noir quart d’heure, Carl Norac, Emmanuelle Eeckhout, pastel
Un paysage du nord. En fond, le crassier des mines et les manufactures. A l’avant plan, la silhouette noire des maisons ouvrières. Une tâche jaune éclaire l’une des fenêtres.
Ce soir, papa travaille encore, il rentrera de la mine dans la nuit. Mais maman est là, elle a le temps pour le noir quart d’heure. Vous ne connaissez pas ce rituel qui, près de Mons en Belgique, accompagne les enfants vers le sommeil? Moi non plus, je l’ai découvert avec cet album.
Le noir quart d’heure, c’est le moment où on souffle la bougie et où les histoires se chuchotent. Des histoires de charbon, de corbeaux, de chocolat noir. La fillette et sa mère vont les raconter tour à tour, inventant ou se remémorant des petites histoires qui forment leur culture familiale, leur rituel.
Des histoires noires mais pas sombres, pour un album étonnant, à la fois rugueux comme la pierre, et poétique comme peuvent l’être les mots de Carl Norac.
Les images d’Emmanuelle Eeckhout résonnent parfaitement avec le texte, elles sont minérales et chaleureuses à la fois, seules quelques touches de jaune, presque doré et de rouge/rose viennent égayer les nuances de gris. Voilà qui permet d’être dans la douceur sans jamais frôler la mièvrerie.
Au delà du moment du soir entre la mère et sa fille, on devine aussi la relation au père, ce père qui probablement fait les 3/8 au fond et qui ce soir remonte alors que son enfant est déjà presque endormie, juste à temps pour le bisou qui sent bon le savon noir.
Dans sa maison au bord de l’eau, Mère Méduse va donner le jour à un enfant. Mais la présence des sages femmes n’est tolérée que le temps de l’accouchement. Mère Méduse aspire à rester seule avec son bébé. Dans la mythologie grecque, la méduse à des cheveux de serpent et elle a le pouvoir de pétrifier celui qui croisera son regard.
Les cheveux de Mère Méduse cachent son visage et protègent son bébé. Une fille, bien sûr. On ne saurait imaginer un garçon dans cette lignée sans père. L’enfant est baptisé Irisée, comme la nacre qui tapisse et protège l’intérieur des coquillages. « Tu es ma perle » pense Méduse. Et, effectivement, la mère possède totalement l’enfant, de ses bras ou de ses cheveux elle l’enveloppe, le couve, le retient… En l’absence de père, personne ne vient séparer la mère et la fille.
Mais Irisée grandit et elle a besoin des autres. Son regard s’éternise vers les enfants qui jouent sur la plage. Méduse est une mère aimante, quand Irisée exprime le désir d’aller à l’école, elle l’entend, elle va même s’adapter bien plus qu’on ne l’en aurait cru capable.
Si Kitty Crowther est un auteur majeur dans la littérature jeunesse, c’est peut être parce qu’elle ne livre jamais tout. Chacun de ses albums garde une part de mystère, des zones d’ombre. C’est dans ces zones que les enfants imaginent, qu’ils ont la liberté de construire leur vision de l’histoire.
Mère Méduse a déstabilisé plus d’un adulte à qui je l’ai montré. A commencer par moi d’ailleurs. Parfois, la question arrive alors: « Mais qu’est-ce que les enfants peuvent y comprendre? » Ce que les enfants comprennent de cet album ne regarde qu’eux. Ils n’ont pas à nous rendre compte des émotions que la lecture a pu soulever. Ils n’ont pas à nous livrer ce qui se joue alors dans leur intimité. Mais, j’en ai la certitude, cet album résonne en eux fortement, il les nourrit, leur donne de la force. Ils identifient les thèmes de la fusion, de l’émancipation nécessaire, de l’amour inconditionnel de la mère.
Un garçon de 5 ans m’a demandé avec insistance: « Il est où le père? Il est où père méduse? ». Je n’ai pas la réponse. Je lui ai juste dit que l’histoire ne le dit pas. Moi, j’ai mon idée. Je pense que Mère Méduse a été fertilisée par les vagues, que la mer est la semence. Cette idée (d’adulte) me vient des pages de gardes, qui montre des méduses flottant qui m’évoquent fortement des images de spermatozoïdes. Mais ça n’est qu’une hypothèse et après tout, ça n’a pas d’importance. Il appartient à chacun de faire ses propres hypothèses et d’élaborer ses propres réponses.