Lignes, Suzy Lee, les grandes personnes
Merveilleuse Suzy Lee, dont le coup de crayon, une fois de plus, m’enchante! Les images qu’elle crée ont une force évocatrice à nul autre pareille.
Une fillette, sourire aux lèvres, virevolte en patins à glace sur un lac gelé. On sent une grande liberté de mouvement, le lac n’a pas de limite, elle enchaîne glissades et pirouettes, le nez au vent.
Bientôt, la glace, d’abord immaculée, se couvre de lignes gracieuses, qui matérialisent les déplacements de la patineuse. C’est beau comme une écriture dans une langue inconnue, comme des notes de musique sans portée. Et puis, après une ultime pirouette, l’équilibre se rompt, brutalement la patineuse chute.
Alors, l’illustratrice se rappelle à nous. Cette chute ne lui convient pas, alors elle froisse la feuille et reprend une histoire différente. Cette fois c’est l’histoire d’une fillette qui, avec des amis, patine sur un lac gelé. L’ambiance est joyeuse et festive, sur la glace, les lignes se croisent, se mêlent, disparaissent presque les unes sous les autres.
Cette autre histoire se poursuit jusqu’à la fin de l’album, la précédente est restée en suspend, après tout, c’est le privilège de l’auteur de tirer sur la ligne qui l’intéresse, d’explorer, parmi tous les possibles, l’histoire de son choix.
Si le mot Lignes dans le titre est au pluriel, ce n’est pas seulement parce que les courbes dessinées sur la glace sont nombreuses. C’est aussi de la ligne qui sépare réel et imaginaire dont il s’agit. Et peut-être la ligne d’horizon, sur un lac gelé.
On est généralement surpris, à la première lecture, de cette rupture dans le récit, au point qu’on a du mal à interpréter l’image: Où est passé le personnage? Que se passe-t-il? Ah, cette forme, là, c’est une gomme? Ah oui, il y a le crayon, tout en haut à gauche de la page, nous sommes donc dans un dessin du dessin.
Pourtant, Suzy Lee ne nous a pas pris en traitre. Elle nous a donné des indices. Sur la couverture, déjà, elle a laissé son crayon, comme pour signaler sa présence. Et la page de garde, qui représente une feuille vide avec crayon et gomme soigneusement posés dessus annonce la couleur.
D’ailleurs, à bien y regarder, la jaquette de couverture est elle aussi traversé par une ligne à peine perceptible, entre papier glacé et papier gaufré. Personnage d’un côté, crayon de l’autre. Réel et imaginaire qui se côtoient.
Il me semble que cette frontière qu’explore ici l’autrice, n’est pas très éloignée de celle du miroir, qui lui a inspiré un autre album sans texte, en 2003.