Il y a quelques jours, je suis tombée sur un article croisé au détour de la toile. C’était sur un site sur le maternage proximal, où il est question d’allaitement, d’écologie et de violences éducatives ordinaires (VEO).

Le genre de sites que j’ai énormément fréquenté quand mes mouflettes étaient plus jeunes, qui m’ont parfois donné des pistes de réflexion passionnantes, d’autres fois m’ont fait follement culpabiliser ou encore m’ont agacée prodigieusement.

Là, le titre qui m’a attiré l’œil était « La VEO dans la littérature enfantine ».

A ce stade là, je sais qu’on sera dans le registre « qui m’agace profondément » plutôt que « qui me donne des pistes de réflexions passionnantes ».

Le pitch de l’article tient en quelques mots : une mère à la bibliothèque avec son enfant trouve un ou plusieurs exemple de VEO dans un album, s’en plaint aux bibliothécaires et suggère que le livre soit retiré des rayons « par notion d’éthique ». S’ensuit une discussion entre la mère et son enfant où elle souligne le « discours scandaleux de l’album ».

littérature enfantine et violences éducatives ordinaires
Juju, le bébé terrible, Barbro Lindgren, Eva Erikson

Une phrase, dans l’introduction, me fait particulièrement tiquer : « Alors qu’une loi contre les VEO a vu le jour en juillet dernier, comment réagir face à cela, comment protéger nos enfants et que pouvons-nous faire pour que les mentalités évoluent ? »

Protéger nos enfants? Mais de quoi?
Quel risque au juste courent les enfants qui lisent un album dans lequel le personnage est maltraité?

Car, entendons-nous bien, mon propos n’est en aucun cas de nier que des personnages d’album puissent être maltraités. Qu’il s’agisse effectivement de VEO ( par exemple ce chenapan de Juju le bébé terrible, se faisant traiter de « sale gosse » par sa mère, pourtant fort aimante ) ou de violences caractérisées ( Okililélé tellement stigmatisé par sa famille qu’il préfère vivre reclus sous l’évier ), les héros de papier vivent bien des situations que nous ne souhaitons évidemment pas pour nos enfants.
Si l’on va chercher du côté des contes traditionnels, il devient même difficile d’y trouver des parents « suffisamment bons ».

Okilélé, Claude Pinti, l'école des loisirs

Si je puise dans mes souvenirs d’enfance, pour essayer de me représenter l’effet que ces ouvrages peuvent faire aux enfants, je dirais qu’ils peuvent être sources de soulagement.
Je me souviens, enfant, d’avoir pleuré à chaudes larmes avec Petit Bleu et son ami Petit Jaune, quand ils ne sont pas reconnus par leurs parents, puis de me sentir pleinement rassurée par la suite de l’histoire. Plus tard j’ai adoré m’identifier à Rémi, de Sans famille, qui enchaînait les épisodes malheureux mais aussi des aventures empruntes d’une grande liberté. Et je ne parle même pas de l’extrême attraction que produisait sur moi le dessin animé « Princesse Sarah », où la petite héroïne passe son temps à subir des adultes toxiques.
Je me souviens très clairement de mes pensées à ce moment là. Je pensais « moi, ma vie, elle est parfois dure ( elle ne l’était pas ), mais jamais autant que la leur. »
La lecture ou l’épisode terminés, je retournais au confort de ma vie quotidienne avec délice.

Si je puise maintenant dans mon expérience professionnelle de lecture auprès des enfants, je dirais que les choses n’ont pas tellement changé depuis ma propre enfance.

Dans mon fonds de livres, les enfants choisissent volontiers les histoires où le malheur s’abat sur le petit héros, au côté d’albums beaucoup plus légers.
Quand ils ont envie de parler des livres que je leur lis (ce qui n’est pas toujours le cas et je trouve important de respecter l’intimité de leur lecture), ils se montrent capable de faire très tôt la différence entre « dans le livre » et « dans la vraie vie ».

Ils parviennent parfaitement à :

  • Se désolidariser d’un personnage qui, par exemple, fait des bêtises ;
  • Désapprouver le comportement d’un adulte ;
  • Se distancier du récit ;

Et jamais je n’ai vu d’enfant qui semblait blessé ou fragilisé par les mésaventures d’un personnages. Cela fait pourtant plus de vingt ans que je fais ce boulot.

Alors, pourquoi l’inquiétude de cette mère? Si son article m’a interpellé, c’est parce que cette réaction est loin d’être isolée. Il m’arrive très régulièrement, quand je fais des formations, d’être interpellée par des professionnels de l’enfance sur ce sujet. C’est aussi parfois le cas avec des parents dans les séances de lecture.

Comme si tous les personnages montrés dans les albums devaient, nécessairement, avoir valeur d’exemple.

Les héros devraient représenter un certain idéal et les lecteurs tendre à leur ressembler. Impossible dès lors de montrer des enfants faisant des bêtises dans les livres, il seraient alors accusés de « donner le mauvais exemple »

Et, puisque les personnages sont perçus comme le mètre étalon, il est entendu que les parents représentés doivent être bons, aimants, et même source d’inspiration pour l’adulte qui va lire l’album à l’enfant.

Comme si la littérature était le reflet, non de la réalité (ce qui serait déjà dommage) mais de ce vers quoi on doit tendre. Comme si, par une étrange magie, ce qui se produit dans l’album était voué à advenir aussi dans la réalité de l’enfant.

On comprend alors pourquoi les adultes sont si friands de livres montrant un jeune héros maîtrisant le passage de la couche au pot, ou acceptant sans trop de difficulté la naissance d’un petit frère.

Je me demande parfois ce que ces parents lisent pour eux-mêmes. Des histoires de mères qui élèvent leurs enfants sans heurts, ni cri, ni conflit? Des romans dans lesquels les gens sont tous gentils les uns avec les autres? Où chacun arrive à exprimer ses besoins et à respecter ceux des autres?

Je comprends parfaitement que l’on aspire à vivre cela. Mais à le lire?

Ces histoires, rationnelles et dépassionnées, ces personnages constants et mesurés, nous intéresseraient-ils bien longtemps?

Parmi les formules qui servent traditionnellement à clore les contes, on retient généralement : « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfant ». Mais il y en a une autre, moins connue, qui a ma préférence: « Ils vécurent heureux et on n’entendit plus jamais parler d’eux: Les gens heureux n’ont pas d’histoire ».

S’il me semble tout à fait naturel d’aspirer à une vie sans histoire, il me parait tout aussi légitime de chercher autre chose dans la littérature.
Grace aux albums, les enfants peuvent vivre mille aventures sans se mettre en danger. Ils peuvent être tour à tour adulte ou enfant, puissant ou misérable. Ils peuvent selon les jours s’identifier au gentil ou au méchant dans la même histoire, sans que cela ne prête à conséquence. Car oui, comme nous, les enfants se reconnaissent parfois, au moins partiellement, dans les méchants. Il n’y a pas de problème à cela. Je pense même que cela peut nous aider à ne pas nous laisser aller à nos pulsions cruelles ou sadiques.

Ils peuvent aussi s’identifier à l’enfant maltraité, même s’ils ne le sont pas. Et en tirer du plaisir.

Revenons à l’article dont je parlais au début.

La mère y raconte que l’album en question (qu’elle a le bon sens de ne pas citer, son propos ne semble pas d’attirer la foudre des censeurs sur un titre en particulier et tant mieux) a été l’occasion d’un atelier philo improvisé avec ses enfants, Ce qui me semble être une chose tout à fait souhaitable. Elle relève aussi que ses enfants étaient déconcertés par cette lecture.

Mais n’est-ce pas une des fonctions de l’art ( la littérature comme les autres ) de nous déconcerter? Ne peut-on pas éprouver du plaisir à cela? N’est-ce pas source de réflexion?

Il me semble que « protéger nos enfants » c’est justement leur donner un maximum de matière à réflexion. Leur offrir des histoires riches, fortes, qui leur permettent de penser le monde, y compris ses aspects les plus sombres.

J’espère que cette mère poursuivra sa réflexion sur le sujet et qu’elle rencontrera des albums de qualité qui la feront changer d’avis.

 

Vous pouvez retrouver mes autres articles sur la pratique de la lecture avec les enfants ici.